Par Benjamin Grenard, le 23/02/2016
Voix et personnalité hors norme, Astrid Varnay (1918-2006) figure au rang des chanteuses mythiques. Timbre reconnaissable entre tous, énergie volcanique parfaitement canalisée, projection phénoménale, la soprano suédoise aura marqué de sa griffe inégalable les rôles les plus emblématiques de Brünnhilde à Elektra. À la lumière de l’approche Wilfart, Astrid Varnay est certainement l’une des représentantes les plus éminentes de ce cri devenu chant.
Quelle serait la voix de ce bébé qui aurait bien évolué, pour reprendre la formulation de Serge Wilfart ? A la naissance, cette masse énergétique sonore puissante mais chaotique possède un large spectre sonore. En grandissant, l’enfant sélectionne les fréquences vocales qui rendront son « personnage » acceptable par l’environnement. Ce faisant, il retourne sa force contre lui et oblitère toute une partie de sa richesse sonore et personnelle, faute de pouvoir s’affirmer avec tout ce que la nature lui a donné. Rares sont les bébés qui ont bien évolué : ceux qui grandissent naturellement – parfois envers et contre tout, témoignent de physique et de voix hors norme. C’est tout un Souffle qui s’incarne à travers eux.
L’art lyrique compte quelques-uns de ces cas atypiques. La soprano suédoise Astrid Varnay témoigne de cette évolution du cri anarchique et puissant du bébé vers un chant tellurique à l’énergie volcanique, mais parfaitement conduit. Le timbre est reconnaissable entre tous, la projection est phénoménale. La voix d’Astrid Varnay fut une des plus puissantes et endurantes jamais connues. Chaque son témoigne d’une verticalité authentique, du jaillissement puissant de l’énergie de la vie. Aujourd’hui, cette voix grisante, à faire dresser les poils, est esthétiquement très loin des standards à la mode, de cette volonté d’uniformisation qui lisse les sons des grands orchestres et annihile l’irremplaçable individualité d’une voix.
On la retrouve dans la vidéo suivante, une version en allemand de Jenufa de Janacek. Bénéficiant d’une présence scénique, d’un physique charpenté et ancré, la Kostelnicka aux accents expressionnistes de Varnay capte par son authenticité théâtrale, son intensité dramatique. Des ambiances narratives et tendues en demi-teinte aux climax expressifs d’un éclat surpuissant, l’extrait est passionnant de bout en bout.
Capable de rivaliser avec les orchestres les plus fournis, taillée pour assumer les grands rôles wagnériens et straussiens, la soprano s’illustre comme une interprète incontournable dans le rôle titre d’Elektra. Dans cet opéra, qui est celui de la convulsion et de l’hystérie, elle témoigne d’une présence animale, d’une solidité à toute épreuve, d’un engagement sidérant. Seuls une parfaite maîtrise respiratoire et un calme intérieur permettent d’aborder ce rôle avec une énergie si phénoménale.
En fin de carrière, elle tient dans le même opéra le rôle de Clytemnestre aux côtés de Leonie Rysanek. Sous la direction de Karl Böhm, la collaboration donne lieu à un magnifique et effrayant film d’opéra : Rysanek, aux cheveux longs et aux allures de déterrée fait face à une Astrid Varnay casquée, au physique mâle et effroyable. Un grand moment du film d’opéra, peut-être le plus grand de l’expressionisme musical et théâtral, que l’on retrouvera facilement en DVD chez DG.
À l’image de toute une génération de chanteurs née dans l’entre deux guerres, Astrid Varnay traverse sa très longue carrière avec une insolente santé vocale tout en s’illustrant dans les rôles les plus démesurés du répertoire lyrique. Indéniablement, elle restera dans l’histoire comme une des rares chanteuses où l’évidence et la vérité vocale renouent avec les temps et l’énergie mythologiques, loin de tout artifice et de tout maniérisme qui caractérisent beaucoup de voix actuelles. À ce titre, elle est une Brünnhilde irremplaçable capable de damer le pion aux Siegfried les plus charismatiques.