Statique et mobilité du chanteur lyrique

Par Benjamin Grenard, le 23 juillet 2015

Entre le Souffle et la Voix, le Corps est une donnée essentielle de la méthode Wilfart. La pneumaphonie démontre que les trois aspects sont liés et que certaines postures induisent un rapport souffle-voix favorable à la libération de cette dernière. Au-delà, c’est tout un rapport au Corps et à l’expression de son harmonie qui se trouve modifiés lorsque le chanteur est installé dans son Hara. On en trouve l’illustration naturelle chez les grands chanteurs, tels que Wolfgang Windgassen et Jon Vickers.

Il est possible de retrouver dans l’opéra les données mises en évidence par la pneumaphonie. Le chanteur lyrique ne peut en effet faire n’importe quoi avec son Corps. Il ne viendrait pas à l’idée d’un violoncelliste de jouer de son instrument dans n’importe quelle position. Lorsque le Corps est respecté dans sa géométrie, ce sont d’autres postures et d’autres gestes qui se manifestent.

Les grands chanteurs, à l’image de Wolfgang Windgassen dont nous avons déjà parlé, en sont l’illustration. Dans cet extrait de Parsifal de Richard Wagner, on constate l’enracinement du chanteur, sa verticalité à l’occasion de plans plus larges, et sa stature imperturbable, d’une immobilité remarquable.

Si l’on se focalise sur les images, on constate que le corps fournit peu d’efforts par rapport à la puissance vocale. Trop de mouvements intempestifs ou d’agitation trahiraient au contraire un manque de maîtrise, voire une tension excessive ou une anxiété. Windgassen sait au contraire parfaitement concentrer sa force au bon endroit pour obtenir la pression nécessaire, afin que sa voix rayonne à partir de son centre de gravité, juste en-dessous de son nombril.

Le chanteur, installé dans son Hara, est comparable au pratiquant d’arts martiaux ou au samouraï, bien posé dans son bassin et sa verticalité. Rien ne peut venir le troubler dans cette tension juste. Le corps a son enracinement et sa pesanteur qu’il faut respecter et la verticalité se déploie naturellement à partir de ce centre. Cette version de concert constitue un exemple magistral où le support vidéo vient à l’appui d’un témoignage vocal d’une rare qualité.

Qu’en est-il lorsque le chanteur est en scène ? La stature de Windgassen en concert est elle-même un exemple peu courant : souvent, les chanteurs investissent davantage leurs bras, notamment. Lorsque le chanteur est installé dans son Hara et respecte sa géométrie corporelle et vocale, on constate quoi qu’il en soit que les gestes induits sont souvent les mêmes.

Jon Vickers

Jon Vickers

On observera sur la photo ci-contre la posture du légendaire Jon Vickers, décédé d’ailleurs il y a peu, en ce mois de juillet 2015. Les bras et des mains se déploient naturellement à partir du centre et se placent dans une logique d’ouverture harmonieuse. Le corps a une densité, une présence que l’on sent bien plantée. C’est un corps clairement installé dans son centre de gravité, en même temps qu’il s’érige naturellement vers le ciel, l’ensemble donnant la sensation d’un rapport terre-ciel équilibré. Cette ouverture des bras depuis le centre est un geste que l’on retrouve fréquemment chez les chanteurs lyriques. Il s’agit moins d’un manque d’imagination, que d’un geste en réalité naturel, lié à la diffusion ou plutôt à l’expansion de l’énergie depuis un centre toujours fort et maintenu.

Lorsque le chanteur investit sa mobilité en scène, s’il le fait sainement et de manière cohérente avec son corps, le centre est toujours respecté. La vidéo suivante dans laquelle on retrouve Jon Vickers dans un de ses rôles phares, Otello de Verdi, est un témoignage intéressant.

Jon Vickers se meut toujours en respectant la logique que l’on retrouve dans la photo ci-dessus. La solidité et surtout l’unité d’un corps ancré, des bras qui s’ouvrent (ou se referment) à partir du centre (vers 1’37 par exemple), le corps qui se tourne de l’autre côté et rentre très légèrement en torsion en respectant toujours l’unité d’un tronc uni, où la force est toujours maintenue au centre (à partir de 3’07). Son partenaire livre aussi des gestes d’expansion à partir du centre (2’42). La nature du mouvement n’est pas seule à nous indiquer le respect de la géométrie corporelle. Leur vitesse, également, souvent lente et mesurée, témoigne d’une fluidité et d’une maîtrise instinctives liées au respect de l’énergie telle qu’elle se manifeste dans le corps. La remarquable prestation scénique et vocale de Jon Vickers est liée à cette présence qui s’organise à partir de son Hara.

De cette constatation que met en relief la méthode Wilfart et que l’on retrouve chez les grands chanteurs, il s’ensuit tout un rapport à la mise en scène. Or, les metteurs en scène de théâtre méconnaissent souvent ce rapport au corps, au souffle et à la voix et maltraitent les chanteurs d’opéra, dont un bon nombre se laissent traiter comme des marionnettes. Pourtant, la problématique de la stature de l’acteur de théâtre est bien la même, mais les exigences vocales de l’opéra font qu’une attitude contraire à la logique corporelle et énergétique ne pardonne pas.

Certains metteurs en scène savent au contraire intuitivement ce qu’ils font. C’est ainsi que les mises en scène de Wieland Wagner, petit-fils du compositeur, étaient plutôt statiques. Il avait certainement compris intuitivement tout le rapport au corps qu’induisait le chant wagnérien, mais aussi toute sa cosmogonie et ses références au mythe, qui s’inscrivent dans la même logique. Il y a dans le Hara toute la puissance d’un monde originel qui renvoie à la mythologie.

Malheureusement, la dernière décennie du monde lyrique a connu quelques carrières de chanteurs prématurément écourtées, depuis ceux qui disposaient d’une grande voix mais qui n’avaient aucune conscience du corps sur scène, jusqu’à ceux qui avaient déjà une voix fragile, qui surjouaient l’agilité, et qui rajoutaient, à cette course à la virtuosité, le fait de pousser des aigus dans des positions invraisemblables, relevant davantage de la prouesse gymnastique que de la nécessité dramatique.

Serge Wilfart a démontré par la pneumaphonie que non seulement tout le monde possède une grande et belle voix, mais aussi que les voix ne vieillissent pas. Seul le système respiratoire s’atrophie. La pneumaphonie pourrait rendre de grands services au monde lyrique. Serge Wilfart en est lui-même issu. Cela dit, le voyage intérieur et de conscience auquel la pneumaphonie convoque le pratiquant, fait que celle-ci dépasse très largement le cadre du chant lyrique pour inviter dans des zones de soi qu’il faut accepter de revisiter. Un domaine dans lequel le chanteur lyrique n’est pas nécessairement mieux armé que tout un chacun. Comme dans beaucoup d’autres pratiques, l’humilité de recommencer à zéro pour réaliser les choses en conscience reste un fondement de la pneumaphonie.